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Feuille française, éventail espagnol ?
French leaf, 
Spanish fan ?
 Espagnoles

Rappel : la reproduction de tout ou partie des textes ou photos de ce site, à quelque usage et sous quelque forme que ce soit, est interdite sans notre accord.

L'idée est bien  ancrée dans l'opinion commune d'un lien entre l'Espagne et l'Eventail. Et ce lien existe : tout un chacun associe l'objet au flamenco et aux belles Andalouses,   la chaleur y rend bien naturelle l'usage de cet ustensile, et comme nous l'indiquons ailleurs, Théophile Gautier et bien d'autres ont remarqué dès le milieu du XIXe siècle cette propension des femmes espagnoles au maniement de l'éventail. L'auteur de ces lignes lui-même a fait connaissance avec cet objet alors qu'enfant il se trouvait dans l'ouest de l'Algérie, où les dames originaires d'Espagne étaient alors nombreuses, et faisaient retentir dans les églises le bruissement du vol de l'éventail et le claquement de sa fermeture.

Pourtant, les amateurs chevronnés des éventails savent que -même s'il peut exister des exceptions- ce n'est à dire vrai qu'à la fin de la première moitié du XIXe siècle que l'éventail espagnol a connu son développement. Encore était-ce assez largement grâce à l'intervention d'éventaillistes et imprimeurs français. Mais, suivant d'ailleurs l'exemple donné par les Anglais quelques dizaines d'années auparavant, pendant la Guerre d'Espagne, nos compatriotes et leurs représentants en Espagne ont cultivé l'ambigüité. C'est ce que nous allons illustrer ici, sans prétendre à un traitement complet du sujet, loin de là.

L’éventailliste Fernand Coustellier s’était volontairement placé en première ligne dans ces confusions de nationalité.  Dans le catalogue de la Collection Schreiber (British Museum 1891,0713.697), figure (L. Cust p 111, n° 302)  dans un chapitre « Spanish Fans »  une feuille d’éventail titrée « El telégrafo de Amor  », imprimée à l’eau-forte, dont la lettre est « Fabrica de Fernando Coustellier y Cie Enparis » (sic). Or cette feuille figure dans la  Bibliographie de La France  à la date du 19 juillet 1828… ce qui témoigne que malgré l’ « hispanisation » du sujet ou du nom de l’éventailliste (et de la fabrique, que Coustellier va lancer en Espagne) cette feuille est bien française ! Il en va de même avec d’autres éventaillistes, également cités par la Bibliographie de la France, y compris plus tard dans le siècle quand l’industrie espagnole de l’éventail se sera développée. Ainsi quand Gard sortait une feuille « Entrada de S.M. La Reina Cristina en Barcelona 4 marzo 1844 », il avait peut-être pour but de paraître espagnol, même si -nous semble-t-il- "4 de marzo" serait plus correct... Du moins travaillait-il assurément pour le marché hispanique !

C'est ce même Gard qui va nous servir à illustrer notre propos.

Nous visitions le blog intéressant de Mme Gloria Bonaccini, sympathique collectionneuse italienne (http://fotoalbum.virgilio.it/ventagligb/ventagligb/)  quand un éventail attira notre attention. Sa propriétaire nous autorise fort aimablement à le reproduire ici : c'est un agréable éventail à la feuille imprimée et rehaussée à l'aquarelle, à la gouache et à l'or. Il est agrémenté d'une monture dite "pagode", à la mode vers 1830, qui donne aux brins réunis une allure curieuse de faisceau. D'où vient cette dénomination "pagode" ?  Peut-être du fait qu'au XVIIIe siècle les montures fermées des éventails de ce type étaient généralement cylindriques comme certains kiosques de genre chinois des jardins peuplés de "folies": la plus célèbre étant celle du Duc de Choiseul, dite  "Pagode de Chanteloup" .
Cette monture comporte aussi des panaches en métal doré, également prisés -surtout en Espagne, semble-t-il-  entre 1810 et 1835. L'éventailliste Duvelleroy, créé en 1827, en réutilisera d'ailleurs vers 1900. (Voir notre éventail "Duvelleroy à Dublin".)
Pagode
© C & PHB Collection



Pagoda Gard
© G. B. Collection

boitepanache
pagode détail monture

On notera aussi la belle boîte dorée. On y distingue (mal !) une inscription à l'encre rose. Il est très difficile de la lire avec certitude. Cela pourrait être, nous dit Gloria B., "Preuba d'Amistad" ou même "Preuve d'Amistad". Il s'agirait alors d'une dédicace bilingue, en français et en espagnol, puisqu'en français ce serait "Preuve d'Amitié", et en espagnol : "Prueba de Amistad" !  Notons au passage qu'en France l'amitié fut longtemps le seul sentiment officiellement permis à des fiancés.

boite

Cet éventail représente Diane (ou Séléné) et Endymion. L'histoire est connue... ou du moins l'était de nos aïeux.  Endymion est un beau jeune homme, qui plus est  roi et petit-fils de Jupiter/Zeus.  Séléné -la Lune, souvent assimilée à la déesse Diane/Artémis, en tombe amoureuse (malgré sa réputation de chasteté farouche) et va avoir de lui cinquante filles ! Pour lui épargner la mort, elle l'endort pour l'éternité dans une grotte.


C'est cet amour à la fois impossible et fructueux, malheureux et éternel qui est ici montré.

Si cet éventail attira notre attention  c'est que nous y reconnûmes aussitôt une des feuilles d'éventail de l'imprimeur Gard. Celui-ci est connu pour avoir, selon la Bibliographie de la France, été l'auteur de nombreuses feuilles d'éventail. Ainsi, dès le 24 juin 1820,  "no. 458 Guillaume Tell délivrant son pays, sujet pour éventail, par {A. Legrand}. A Paris, chez {Gard}, rue Culture-Sainte-Catherine, n. 58,"
boite
© G. B. Collection






Nous possédons quelques feuilles de cet atelier, dont  "Diane et Endymion"

Gard 1
© C & PH  B. Collection

Comparons les deux objets dans leur ensemble :

Pagoda GardGard 1

La feuille montée présente naturellement un peu moins d'ampleur du fait du pliage. Les couleurs de la feuille non montée sont plus vives, sans doute car elle n'a pas été exposée à la lumière comme l'éventail, mais peut-être aussi du fait du choix de coloris particuliers. La principale différence tient à la bordure retenue. Les éventaillistes combinaient en effet des motifs différents sur une même feuille (soit par des "passages" diversifiés à la presse, soit par des collages parfois complexes). On tient là d'ailleurs l'un des éléments du succès de ces éventails de "demi-luxe", ou de "semi-industrialisation".  Par l'utilisation de motifs divers et de coloris variés pour les feuilles et par leur montage sur des montures elles-mêmes diversifiées, les éventaillistes pouvaient proposer à leur clientèle des produits suffisamment individualisés pour que -du moins à l'échelle d'une bourgade ou d'un salon mondain- chaque femme puisse espérer disposer d'un éventail original. Naturellement, cela permettait aussi de proposer -en particulier par le choix de la monture- des prix de vente différents. Et aussi, sans doute, de s'adapter pour l'export aux goûts et aux modes des divers pays.

Ajoutons que lors du passage dans les mains du peintre, l'identité du graveur disparaissait parfois, voire la gravure elle-même (comme nous le montrons dans l'une de nos "Questions d'Eventail"). D'où, en particulier en Espagne, de nombreuses confusions, certains collectionneurs ou conservateurs croyant de bonne foi détenir un éventail espagnol alors que la feuille en avait été imprimée à Paris, et la monture fabriquée dans l'Oise. Il est vrai que le montage, pour éviter les droits de douane (accrus en 1823) avait peut être été effectué en Espagne, procédé qui marqua sans doute le début de l'industrie espagnole de l'éventail.

Examinons maintenant la scène centrale 


Pagoda GardGard 1

Nous voyons ici clairement la différence de traitement des deux feuilles : d'une manière plus colorée pour la feuille non montée, et plus délicate pour l'éventail, avec tirage plus fin (d'autant que les années ont  sans doute atténué les couleurs). On voit aussi apparaître le nom de l'éditeur (Gard) suivi d'un numéro, et même, pour la feuille non montée, de deux. C'est que la feuille était proposée avec des combinaisons de motifs divers. Ici, le motif "353" proposé pour l'encadrement n'a pas été retenu pour l'éventail.

Il est intéressant de constater qu'ici la mention concernant le motif central (Gard N° 340) n'a pas disparu lors du montage comme c'est parfois le cas, par coupage ou application de peinture ou autre décoration. Et ces mentions pourtant bien utiles sont souvent tout à fait dissimulées. Nous invitons donc les possesseurs d'éventails imprimés à bien en scruter les feuilles !


Pagoda signature          Signature JNSC

En ce qui concerne le motif d'encadrement (353), il a bien sûr été utilisé pour d'autres éventails. Ainsi pour une feuille montrant l'Amour faisant le sacrifice de ses ailes, où l'on voit Cupidon ayant coupé ses ailes et les jetant au feu. Un phylactère accroché à une couronne de roses pendant dans un arbuste est marqué : "Ne craignez plus ses ailes, il vous les sacrifie".  Nous pouvons dater cette feuille avec précision grâce aux obligations de dépôt faites aux imprimeurs. Elle apparait en effet dans la Bibliographie Générale de la France  à la date du 7 mars 1829 : "N° 162. Je vous tiens. -- La fidélité le conduit. -- Ne craignez plus ses ailes. -- Jusqu'au dernier. -- Le premier trait que l'amour lance. -- Ils sont partis. Six planches, par {Gard}, de 5 pouces sur 8, gravure au burin. A Paris, chez {Gard}, rue Aumaire, n. 51. 6 items."
 
amour   droite
© C & PH  B. Collection

On constate que, comme pour la feuille précédemment étudiée, l'entourage ici retenu est le  numéro 353.

Mais, ici encore, les éventails définitivement montés pouvaient être différemment agrémentés. C'est le cas de l'éventail ci-dessous, figurant dans un catalogue de vente de Christie's (Londres) le 13 février 1990

christies

"Il faut lui couper les ailes, afin qu'il n'y ait plus sur la terre d'hommes volages ; car ce dieu va de cœur en cœur et porte partout l'inconstance"
(Montesquieu, Céphise et l'Amour).


Mais c'est le plus souvent Vénus elle-même qui procède à l'opération…
Nous supposons que l'inscription  "Gard 332", qui figure ici sous le buisson, a été masquée par la peinture.  

signature

Elle avait en tout cas échappé à la sagacité de Susan Mayor, qui à cette époque (hélas révolue) donnait à la grande maison londonienne une expertise satisfaisante en matière d'éventails. Notons que les panaches en métal doré étaient alors  fort à la mode en Espagne, comme l'a rappelé dans divers numéros de Fans, le Bulletin du FCI Mme M. Merino de  Caceres.
                                                                           

Terminons cette comparaison de feuilles et d'éventails par un bel exemple de confusion espagnole.

Il nous paraît bien illustrer les chausse-trapes qui menacent le chercheur. Lors de l’exposition de 1920 « El Abanico en España », un éventail fut (par défaut) présenté comme espagnol (sous le n° 252).  Il représente la célèbre cantatrice Maria Garcia, dite la Malibran (1808-1836)  et divers symboles musicaux. Aucune indication n’est fournie dans le catalogue sur son origine, et la photographie qui en est heureusement donnée planche XLIX ne porte pas trace de telles indications. Par hasard, il se trouve que nous sommes en possession d’un état original de cette feuille non montée. Celle-ci fait apparaître clairement au centre le nom du graveur (Nargeot sc.), à gauche celui de l’imprimeur de la feuille et la référence de celle-ci (Vve Garnison  n° 238) et même à droite la mention «Déposé». Le numéro de référence est repris à la plume en gros chiffres sur cette feuille, document de travail de l’imprimeur ou de l’éventailliste supposons nous.

Malibran 1920                               CPHB Malibran
© C & PH  B. Collection

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Sur l’éventail  représenté au catalogue, les deux premières mentions semblent gommées ou non imprimées. La troisième, si elle existe, est cachée par le panache. La présence de ces mentions ne changerait d’ailleurs rien à la croyance, en toute bonne foi, d’amateurs ou conservateurs ibériques –ou pas- à l’« hispanité » de l’objet. L’omniprésence de l’éventail en Espagne aux XIXe et XXe siècles a en effet associé dans le sens commun cet objet et ce pays. Ainsi d'autres sources nous montrent d'autres éventails marqués "Veuve Garnison" : dans le même catalogue de l'exposition de 1920 (dont ce n'est pas la seule erreur...), au n° 265, un éventail est indiqué « Lleva la inscripción de la Casa Vve. Garnison » sans être pour autant attribué à la production française. À noter qu’au xviiie siècle une Dlle Garnison s’était alliée à la famille de Poilly (graveurs, éditeurs et marchands d’estampes). 

Il y a quelques années, nous-mêmes avons d’un vendeur castillan acquis comme espagnol un éventail gravé portant, une mention -bien cachée par la gouache- où nous croyons lire "Garnison n° 83", et une autre (bien lisible) "Nargeot 1824". Or Jean-Denis Nargeot (1795-1865), présent au Salon de 1839 à 1865, fut connu pour ses portraits –dont celui de George Sand-, ses illustrations de livres ou ses planches des "Costumes Parisiens"… Il était bien français ! Mais du même vendeur espagnol nous tenons depuis fin 2012 un autre éventail cette fois marqué clairement "Vve Garnison  n° 257". Sans doute était-il, lui aussi, destiné à l'Espagne (ci-dessous)


amous


Ainsi donc les erreurs commises en la matière se comprennent aisément. Les éventaillistes en sont sans doute les premiers responsables, car ils ont voulu limiter, pour des raisons commerciales ou fiscales, la "traçabilité" de leurs produits.  Pour cette raison, comme pour des dizaines d'autres, l'étude des éventails est particulièrement malaisée. Les ouvrages anciens fourmillent de fautes ; les sources originales sont rares ; les chercheurs considèrent généralement cet objet comme mineur et périphérique.

Aussi suis-je sûr de commettre moi-même bien des erreurs ! N'hésitez  donc pas à me  faire part de vos commentaires, remarques, critiques... et  permettez-moi , chers visiteurs et amis,  de saisir cette occasion pour signaler que dans le cadre de mes travaux universitaires, j'ai été bien heureux de bénéficier du concours de quelques collectionneurs ou conservateurs responsables de collections publiques. Ces collections comportant un nombre significatif d'éventails européens de 1680 à 1840 et composées sans volonté délibérée de privilégier telle ou telle époque ou catégorie, m'ont permis d'enrichir mes données statistiques et ma connaissance de l'éventail. Je les remercie de tout coeur, et espère que les lecteurs pourront tirer profit de cette amélioration de mes compétences (voir, à propos des éventails franco-espagnols quelques pages de ma thèse d'Histoire de l'Art, accessible en ligne http://www.theses.fr/2015REN20026).  P.-H. B.                                                                                                                                                                                             Dernière mise à jour : juin 2016

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