Introduction

Rudiments

Bibliographie

Liens, musées etc

menu

Historique

Monographies

Questions d'Eventails

RECHERCHE

 


Un éventail pour la nouvelle année
Bacchus and the Savoy Gentlewoman    
(cette page en anglais)

cadeau
Fig. 3

Rappel : la reproduction de tout ou partie des textes ou photos de ce site, à quelque usage et sous quelque forme que ce soit, est interdite sans notre accord.


Le texte ci-dessous reproduit, avec l'aimable autorisation du Cercle de l'Eventail, un article paru en Décembre 2013 dans le Nouveau Bulletin du Cercle de l'Eventail, n° 2 -
Nous invitons toutes les personnes intéressées par les activités du Cercle à adhérer à cette association.

 Cercle de l’éventail  - Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris 10 avenue Pierre Ier de Serbie 75116 Paris
Par mail : contact@cercledeleventail.fr  et sur le site internet : www.cercledeleventail.fr
 

Les cadeaux de la Gentlewoman

Le magazine féminin et londonien The Gentlewoman 1  disposait à n’en pas douter d’une clientèle de qualité, à laquelle il n’était pas question de faire des cadeaux médiocres. Il avait donc coutume, à l’approche des fêtes de Noël, d’offrir à ses lectrices des reproductions en couleur sur satin.

Dans une vente aux enchères de Special Auction Services à Newbury les 22, 23 et 24 février 2012, nous trouvons celles de 1902 (« The Gentlewoman, large white satin picture 'Christmas Morning - An Errand of Mercy' issued with the Christmas supplement 1902 ») ; de 1905 (« The Gentlewoman, large white satin picture 'Portrait of Mrs Siddons' issued with the Christmas supplement 1905 »);  ou de 1909 (« The Gentlewoman, large satin picture, 'The Four Seasons', Winter, Spring, Summer, Autumn, with calendar for 1910 »).  C’est toutefois le cadeau de Noël 1910 qui nous intéresse ici (Cf. fig. 1). Il est, lors de la même vente aux enchères, décrit ainsi (lot 1078) « The Gentlewoman, large satin picture 'Rinaldo in Garden of Armida' replica of the historic fan from the original in the possession of HM Queen Mary ». (Le Gentlewoman, grande image sur satin « Renaud dans le jardin d’Armide », réplique de l’éventail historique, à partir de l’original en possession de S. M. la Reine Mary » [2].)

Nous avons au fil du temps accumulé divers éléments d’informations à propos de ce dernier document, qui peuvent intéresser ou distraire ceux qui s’intéressent aux éventails, et qui ne connaissent pas ou peu cette histoire. Mais beaucoup sans doute possèdent cette feuille, précieusement conservée en de nombreux exemplaires par nos amis britanniques, toujours friands des souvenirs se rattachant à la famille royale. 

feuille Gentlewoman

Fig. 1

couverture


                L'éventail de la Reine   

Victoria-Mary de Teck était devenue reine consort le 6 mai 1910 quand au décès d’Edouard VII son mari accéda au trône sous le nom de Georges V.  C’est semble-t-il pour célébrer  cet avènement  que le magazine Gentlewoman avait décidé d’offrir à ses clientes cette reproduction. Ce numéro spécial de Noël ne s’étend d’ailleurs pas sur le cadeau. En tête de la couverture (Cf. fig. 2)  figure seulement la mention « WITH H.M . QUEEN MARY’S favourite FAN reproduced on SATIN in COLOURS ». C’est la feuille de satin elle-même, incluse avec un papier de protection entre les pages 6 et 7  qui apporte des précisions.  Elle porte en effet en bordure haute l’indication « Supplement to "The Gentlewoman" Christmas Number ». A l’emplacement de la gorge de l’éventail se trouvent , entre des roses et deux amours tenant une banderole « Rinaldo in the garden of Armida »,  le texte explicatif : « Replica of the Historic Fan reproduced by the Gentlewoman with gracious permission, from the original in the possession of Her Majesty The Queen ».

.Queen Mary

Library of Congress's Prints and Photographs division under the digital ID ggbain.31282

                                                                                                                                                                                                              

Mais la couverture de ce numéro de Noël montre surtout une joyeuse et mondaine assemblée titrée « Auld lang syne at the Savoy Hôtel on New Year’s Eve ». Cette illustration est un détail d’une œuvre de Max Cowper (fl.1893-1911) publiée le 5 janvier 1907 par The Illustrated London News (p. 20-21). Naturellement, elle est là en préfiguration de la soirée du Nouvel An 1910/1911, et n’est pas sans lien avec l’annonce du cadeau figurant en en-tête.


Fig. 2

                         L'éventail offert aux clients du Savoy et de la Gentlewoman

En effet, depuis plusieurs mois, les directions du Gentlewoman et du Savoy travaillaient de concert pour offrir à l’élégante et fortunée clientèle du grand hôtel du Strand un éventail utilisant cette même feuille. Un propriétaire d’un de ces éventails, Mr J. T. Jeffery, avait eu en 1982 la curiosité (car rien n’arrête les amateurs d’éventails, ou leurs conjoints) d’écrire au directeur du Savoy. La réponse fut apportée dans un courrier en notre possession le 20 Décembre 1982 (à temps pour la Saint Sylvestre !) par Patricia Kelvin, MA, PhD, Archivist. Le groupe « The Savoy Hôtel Limited » existe toujours, au 1, Savoy Hill. Mais emploie-t-il toujours une archiviste, qui plus est docteur de l’Université ? Patricia Kelvin, ayant étudié les archives, signale une lettre de George Reeves-Smith, Directeur du Savoy, à  A. J. Warden,  rédacteur en chef de The Gentlewoman. :

With regard to the packing of the fans, this will depend on the date on which our cases are ready; I am having some samples made, but am unable at the moment to say when the 1500 required will be ready ... possibly it would be more convenient if our cases were ready in time for the fans to be placed in them by your people. I think that in each case there should be a slip of paper enclosed giving a short history of the fan; something to the effect that this is in the possession of Her Majesty the Queen and that special permission has been given to copy the fan. At the foot of all this all we should wish to state would be "With the Compliments of the Savoy, New Year's Eve. 1910/11" Perhaps you would kindly make a suggestion as to the legend to accompany the fan …        (Our ref: DM/40/743)

(En ce qui concerne l'emballage des éventails, cela dépend de la date à laquelle nos boîtes seront prêtes ; je fais actuellement réaliser  quelques échantillons, mais je suis incapable pour l'instant de dire quand les 1500 requis seront prêts ... peut-être  serait-il  plus pratique que nos boîtes soient prêtes à temps pour que les éventails y soient placés par vos gens. Je pense que dans chaque boîte, il devrait y avoir un bout de papier -joint donnant un bref historique de l’éventail quelque chose montrant que cela appartient à Sa Majesté la Reine et que l'autorisation spéciale a été accordée de copier l’éventail. Au pied de tout cela la seule chose dont nous désirerions  faire état serait "Avec les compliments du Savoy, Saint-Sylvestre. 1910-1911" Peut-être voudriez-vous bien faire une suggestion quant à la légende accompagnant l’éventail…)

savoy
Vue actuelle d'un salon du Savoy (http://fr.grandluxuryhotels.com)

Patricia Kelvin poursuit en citant la presse du 2 janvier 1911.

Le Telegraph : In the luxurious salons of the Savoy Hotel there were gathered between 1500 and 2000 ladies and gentlemen. The former each received as a souvenir a Rinaldo fan, an exact replica of the original which belongs to Queen Alexandra. (« Dans les luxueux  salons de l’Hôtel Savoy s’étaient rassemblés entre 1500 et 2000 dames et messieurs. Les premières ont chacune reçu un éventail de Renaud, exacte réplique de l’original qui appartient à la Reine Alexandra »)

Les propos du Telegraph, d’ailleurs erronés, puisque l’éventail appartient à la reine Mary et non à sa belle-mère la reine Alexandra, sont complétés par le Times, cité par la même lettre de 1982 :

The Savoy always has a very large supper list on New Year's Eve, but upon this occasion, the 2lst anniversary of the opening of the hotel, the attendance was greatly increased. The Strand entrance had been transformed into a huge marquee, lit with hundreds of different coloured lights, and through this the guests passed to the new ballroom and supper rooms. Over 2000 people sat down to supper and the accommodation was taxed to the utmost, several tables having to be arranged in the entrance lounge

(Le  Savoy  a toujours de nombreuses réservations pour le souper le soir du réveillon du Nouvel An, mais à cette occasion, le 2lème anniversaire de l'ouverture de l'hôtel, la fréquentation a considérablement augmenté. L'entrée côté Strand avait été transformée en un immense chapiteau, éclairé par des centaines de lumières de différentes couleurs, et à travers cela, les clients passaient à la nouvelle salle de bal et aux salles de dîner. Plus de 2000 personnes  prirent place pour le dîner et la place était si comptée que plusieurs tables durent être arrangées dans le hall d'entrée).

Patricia Kevin précise en outre que si M. Warden (et le Gentlewoman) était manifestement responsable de l’impression des feuilles d’éventail, les boîtes avaient été réalisées par J.S. Henry & Co, 1 New Burlington ST., la soie de couverture ayant été choisie par M. Reeves-Smith lui-même.

Renaud et Armide ?

                                                                    Hélas nous n’avons aucune information sur l’éventailliste qui aurait monté ces éventails. Il en subsiste un certain nombre, et plusieurs lecteurs de cet article en ont certainement. Comme nous, ils se posent sans doute cette question. La feuille en satin, aux coloris d’ailleurs assez médiocres, est sans aucun doute une production britannique, comme les autres feuilles sur satin offertes une bonne dizaine de Noëls par le Gentlewoman. Mais la Grande Bretagne, grande nation éventailliste au xviiie siècle n’est guère connue pour ses productions à la Belle Époque. Or l’éventail monté présente toutes les caractéristiques des éventails cadeaux (d’un certain luxe) offerts  au début du siècle  par de grands hôtels et compagnies maritimes, tant en France qu’au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Mais ces éventails, à notre connaissance, étaient  toujours réalisés en France. La boîte même (Cf. fig. 3, en tête)   ressemble à celles qu’utilisaient des maisons comme Duvelleroy ou Kees. Elle est toutefois entièrement revêtue de satin rayé, et ne porte aucune inscription. Au fond, un papier imprimé et non collé, mais aux dimensions manifestement calculées spécialement porte une mention qui rappelle celles déjà signalées ci-dessus :

The fan presented is a facsimile of the famous « Rinaldo » fan, on which is depicted a scene in the story of Rinaldo in the garden of Armida. The original is in the collection of Her Majesty the Queen, who has very graciously granted special permission for its reproduction. With compliments from the Savoy New Year’s Eve 1910

Un assez grand nombre d’éventails font en effet référence au célèbre roman du Tasse La Jérusalem Délivrée, où l’on voit Renaud détourné de son chemin vers les Lieux Saints par les maléfices de la magicienne Armide, et jouissant avec elle des délices d’un séjour enchanté et enchanteur (Cf. fig. 4)  . Armide tient normalement son miroir enchanté, et les amants sont souvent environnés de putti jouant avec les armes du guerrier. La représentation classique montre aussi les compagnons de Renaud, Ubald et le Danois, arrivant pour l’arracher à ce séjour magique et le remettre sur le droit chemin, celui de Jérusalem. Ce n’est pas vraiment la scène que nous montrent les éventails offerts par l’hôtel Savoy à la Saint-Sylvestre 1910.

R & A
Renaud et Armide (éventail début XVIIIe siècle)                        Fig. 4




   reversFig..5


Ces éventails –nous les supposerons tous identiques à celui de notre collection- se trouvent avoir la feuille figurant dans The Gentlewoman, mais redoublée et cependant montée à l’anglaise (Cf. fig. 5). La monture nous semble être en os découpé, estampé et doré de motifs floraux et rinceaux de style Louis XV.

Notons cependant que lors d’une exposition au Fan Museum de Greenwich (Collector’s Choice, 1995), était présenté l’éventail original appartenant à la collection royale, occasion de rappeler la petite histoire que nous développons ici. Toutefois l’éventail est alors indiqué comme ayant une monture en « pressed ivory ».

Mais revenons à l’éventail de la reine Mary, cause de tout ceci. Il a été montré  non seulement au Fan Museum en 1995 mais aussi lors de l’exposition de la collection royale d’éventails en 2005, et par suite dans la trinité d’ouvrages (identiques mais différents) qui lui furent consacrés[3]. A la vérité, dès Mai 1927 dans une série d’articles[4] consacrés à la collection de la reine Mary, Ms Emily Gibson l’avait à nouveau présenté au public, toujours en y voyant « Renaud dans le jardin d’Armide ». Or, quand on regarde attentivement la reproduction du Gentlewoman (Cf. fig. 6), et plus encore l’original (visible, comme les autres éventails de la collection royale, sur http://www.royalcollection.org.uk/eGallery/exhibits.asp?exhibition=FANS ), on comprend que cette interprétation doit être invalidée, ce qu’Hélène Alexander et les auteurs du catalogue de 2005 ne manquent pas de faire.


fig 6Fig. 6

Non, une bacchanale !

En effet le couple central ne saurait être Renaud et Armide. L’homme en effet est couronné de feuilles de vignes et porte un thyrse, attributs de Bacchus.  Hymen les couronne, et ils sont environnés de jeunes femmes jouant du tambourin, et dansant comme seules les Bacchantes savent le faire. Ainsi donc le Gentlewoman et le Savoy, dans la prude Angleterre à peine sortie de l’époque victorienne donnaient à voir non Renaud sensible aux maléfices d’une magicienne, ce qui, bien qu’osé pouvait être mis à l’honneur du sexe féminin, mais une Bacchanale où un dieu beau mais paillard et aviné s’unissait avec on ne sait qui : Vénus,  Ariane abandonnée ou simple mortelle ? De telles scènes de bacchanales se retrouvent elles aussi assez fréquemment sur les éventails. Si les plus anciennes conservent parfois la crudité de leurs modèles, dès le xviiie siècle (et encore plus au xixe) elles perdent souvent leurs caractères les plus osés : Silène ivre écrasant son âne, bacchantes nues, satyres et autres personnages en positions équivoques. Rien de tout cela sur l’éventail royal reproduit par le Gentlewoman.

On peut donc croire que la reine Mary, digne grand-mère de l’actuelle reine Elizabeth, devant l’Éternel avide et pugnace collectionneuse – d’éventails et autres objets, surtout royaux- s’est éteinte, quelques semaines avant le couronnement de sa petite fille, sans connaître la vérité. En tout cas, quand Elizabeth II, lors des festivités de son avènement, arbora un éventail, ce ne fut pas celui-là !

Pierre-Henri Biger

Décembre 2013

[1] Titre relancé en 2010. Pour la revue Public, « la revue hype, qui ne dévoile que deux numéros par an, est connue pour son grand sens du style et son esprit smart ». Le style et l’esprit « smart » ont changé en cent ans !

[2] Pour information, ce lot, incluant le magazine en état moyen,  estimé 150/200 £, fut adjugé 110 £ + frais.


[3] MAYOR (S.), ROBERTS (J.), SUTCLIFFE (P.), Images déployées (pour fans d'éventail, la collection royale  anglaise, Monelle Hayot, Saint-Rémy-en-l'Eau, 2005  - Edition anglaise :  Unfolding Pictures, Royal Collection Enterprises Ltd., 2005 + « abridged version , Royal Collection Publications, 2005)

[4] GIBSON (E.), “Some fans from the Collection of Her Majesty The Queen”, The Connoisseur, LXXVIII, May-August 1927 (n° 309 p 3-9; 310 p 67-73 et 311 p 131-138 + 3 pl. H.T.)

Sauf mentions contraires, tous objets et photos Coll. et © C & P.H. B.                                                

Rappel : la reproduction de tout ou partie des textes ou photos de ce site, à quelque usage et sous quelque forme que ce soit, est interdite sans notre accord.

N'hésitez pas à me  faire part de vos commentaires, remarques, critiques... et à prendre contact avec moi  à tout propos se rapportant aux éventails, notamment en lien avec mes travaux universitaires sur les sujets des éventails européens de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle. Merci !

back home Accueil