Les
éventails vraiment religieux sont rares. Dans sa thèse, dont on
trouvera le sommaire ici,
l'auteur de ces lignes a analysé une importante base de données
d'éventails, et n'y a trouvé que fort peu d'éventails à sujet
religieux, en dehors des scènes de l'Ancien Testament, qui presque toujours
relatent des rencontres en contexte matrimonial.
Sur les 2350 éventails de cette base, le Christ lui-même (voir thèse p.
86) n'apparaît que dix fois, dont quatre avec la
Samaritaine, deux avec Marie-Madeleine (encore des rencontres
entre un homme et une femme donc) et deux fois avec les pèlerins d'Emmaüs,
alors que (par exemple) Rébecca est vue
vingt-quatre fois (dont vingt avec Eliézer) ou David vingt fois,
dont quatorze avec Abigaël et deux avec Bethsabée.
L'éventail que nous allons étudier maintenant fut présenté à la vente Éventails VI (Rossini, Me Deburaux, Expert Mme Saboudjian) le 30 mai
2002 avec la description suivante :
Lot 61 « Symbole
de l'Eucariste » Eventail, la feuille en velin peinte à la gouache
d'une scène où le Christ en manteau rouge bordé d'hermine sur une
tunique blanche assis devant une table couverte de livres et d'une
corbeille de raisins, rompt le pain pour en donner à un pèlerin qui
vient le solliciter. À l'extérieur du bâtiment, trois autres pèlerins
attendent le retour de leur émissaire. Une mère de famille et ses six
enfants sont témoins de la scène. Revers à décor chinois. [...]
Angleterre vers 1780.
Copyright C & PH B. - Place de
l'Éventail).
Tout en y voyant (plutôt qu'un symbole) une allégorie ou une illustration de
l'Eucharistie, nous n'avions pas rechigné à
reconnaître, sur la suggestion de Mme l'Expert, Jésus-Christ sur cette feuille. Ce n'est que récemment que
nous fûmes détrompés par Claire Rousseau, o.p.. Elle préparait alors une thèse
d'Histoire de l'Art (brillamment soutenue en 2018) intitulée L'Ordre des Prêcheurs au miroir de l'estampe française et flamande (1594-1720). Elle nous fit remarquer qu'il n'était
guère possible que le Christ fût représenté vêtu d'un manteau rouge
bordé d'hermine blanche. Elle m'engagea donc à chercher ailleurs, de
préférence un souverain charitable, et pourquoi pas saint...
Hélas dans l'immédiat les recherches demeurèrent vaines. C'est donc
fortuitement que, quelque temps après, je tombai en arrêt devant une
estampe qui, à n'en pas douter, représentait la même scène, et avait vraisemblablement inspiré l'éventail. Cette
estampe est due à Benjamin West. Celui-ci, né en Pennsylvanie en 1738
et mort à Londres en 1820, fut un peintre d'histoire dont l'influence
fut profonde dans le développement du néo-classicisme en
Grand-Bretagne. Il fut attaché au roi George III (1772–1801) et membre
fondateur de la Royal Academy (1768), qu'il présida à partir de 1792 à
la suite de Reynolds.
Il n'y a pas lieu d'être surpris de le retrouver sur un éventail. Ainsi
Georgina Letourmy-Bordier, expert, le mentionnait à juste titre à
l'occasion d'une vente à Paris (Me Coutau-Bégarie) le 22 avril 2016 :
Lot 195
Cornélie, mère des Gracques,
vers 1800 - Eventail, feuille en peau doublée de papier, peinte à la
gouache de fleurs et feuillages dans le goût pompéien. Au centre, un
médaillon ovale d’après la scène antique représentée par Benjamin West
et gravé par Bartolozzi. Ayant écouté une femme qui lui exposait ses
bijoux, Cornélie déclame à l’arrivée de ses enfants « Voici mes
bijoux !». Monture en ivoire repercé, gravé, de trois médaillons à
sujets antiques.
Benjamin West aborda aussi bien les sujets proprement historiques que
religieux ou mythologiques. Ici, nous nous trouvons en présence d'un
événement à la fois historique et religieux. L'estampe qui nous occupe,
due au graveur William Sharp (1749-1824) et
publiée par John Boydell (1719-1804), a été éditée en 1782 et est titrée
: Alfred the Great Dividing His Loaf
with the Pilgrim (en français : Alfred le Grand partageant son pain avec
le pèlerin).
L'oeuvre originale (229cm x 279cm) semble dater de 1778 ou 1779 et était aux denières nouvellesdans une collection privée londonienne. (Cf. Von Erffa, Helmut and Allen Staley, The Paintings of Benjamin West, A Barra Foundation Book, Yale University Press, New Haven, 1986, n°s 48.-49, Alfred the Great Dividing his Loaf with a Pilgrim)
- © Harvard Art Museums/Fogg Museum, Gift of William
Gray from the collection of Francis Calley Gray, Object Number G3665
L'histoire -ou la légende- est fidèlement
contée. Le Roi Alfred (vers 847-899), roi du Wessex dès 871 et de tous
les Anglo-Saxons après 878 s'illustra en développant les systèmes
éducatifs et judiciaire mais surtout en défendant le pays contre les
Danois. Lors de ces combats, il se trouva retranché dans une île,
démuni de tout. Ce dénuement ne l'empêcha pas, alors qu'il se tenait
dans sa chambre à étudier des textes sacrés ou politiques, de donner à
un pauvre pèlerin la moitié du pain qui constituait toute la
subsistance de sa famille. Cet acte de charité illustre les qualités du
monarque, qui sans avoir été jamais canonisé est considéré comme saint,
et fêté le 26 octobre (anniversaire de sa mort) ou le 12 décembre.
L'éventail reprend fidèlement l'estampe qui narre cet épisode fameux. A la
différence de ce qui se fait souvent (plus en France qu'en Angleterre,
semble-t-il), les personnages n'ont pas été dispersés sur la feuille.
Pour tenir compte de la forme oblongue et incurvée de l'éventail, ce
sont d'autres personnages que le peintre d'éventail a introduits. A
droite, un autre enfant, assez caractéristique du style de West (très
proche, par exemple, d'un enfant de Cornélie évoqué ci-dessus) : à
gauche, trois pèlerins ou deux pèlerins et le Christ, selon ce que l'on
veut y voir.
Rappel : copie
des photos strictement interdite sans notre accord.
Cet éventail est typiquement anglais : monture en ivoire blanc et
finement découpé, face avec une scène rectangulaire aux grands
personnages entourés de fleurs de bonne taille, monture "à l'anglaise",
revers orné d'une chinoiserie.... Son style amène à penser qu'il a été
fabriqué très peu de temps après la parution de l'estampe, peut-être
donc dès 1782.
Rappel :
copie des photos strictement
interdite sans notre accord.
Ainsi dans cet éventail, où d'abord nous avions vu Jésus, nous
reconnaissons maintenant un saint (et roi) et plusieurs pèlerins.
Cependant le Christ est peut-être un de ces pèlerins. Et pour un
chrétien, Jésus est dans les pauvres : « En vérité, je vous le dis, tout
ce que vous avez fait pour un de ces plus petits de mes frères et
sœurs, c'est pour moi que vous l'avez fait » (Matthieu 25:40). Mais en quelle
occasion un tel objet a été fait et donné, nous ne le savons pas. La
gorge de l'éventail est sculptée de symboles amoureux mais le cartouche
central semble montrer Neptune et Minerve, sujet peu fréquent dans
les peintures et les éventails. Tous ces éléments étaient peut-être liés
dans la dame qui possédait l'éventail. Hélas, nous gageons que nous ne le
saurons jamais.
Chers
amis et visiteurs, si vous pouvez apporter des compléments
d'information si possible
étayés par des photographies, nous nous ferons un plaisir de publier
les unes et les autres, dans la mesure naturellement où elles nous
paraîtraient de nature à faire progresser la discussion et les
connaissances.
P.H.B. décembre 2016
Merci d'écrire à phb@eventails.net,
et ne pas oublier
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